Text written on the occasion of the exhibition Post Atlantica, Grand Café — Centre d'art contemporain, Saint-Nazaire, FR.
En équilibre parfait entre réalisme et fiction construite, Noémie Goudal cherche à appréhender le paysage selon des angles pluriels. Depuis plusieurs années, par la photographie, la vidéo et l’installation immersive, l’artiste développe un corpus d’œuvres liées aux découvertes des paléoclimatologues. Ces derniers cherchent des indices (fossiles, pollens, atomes de carbone encapsulés dans la glace…) qui leur permettent de faire l’hypothèse du climat passé voire futur : quelle température faisait-il il y a 300 millions d’années ? Comment les plaques tectoniques ont-elles dérivé et quels bouleversements climatiques cela a-t-il entraîné ? À partir d’éléments parfois microscopiques, ces chercheurs déduisent des conclusions très vastes : fascinée par cet aspect vertigineux, Noémie Goudal rejoue dans ses œuvres cette enquête complexe où le paysage s’élucide à l’aune de son histoire propre, et non par le prisme de l’histoire de l’Homme. Qu’est-ce que le paysage a traversé pour arriver à ce qu’il est aujourd’hui ? Que sera-t-il demain ? Comment traduire plastiquement cette matière paysage en mouvement perpétuel ? Dans l’artifice et le décor, l’illusion d’optique ou le trompe-l’œil, les images de Noémie Goudal subliment le substrat scientifique dont elles ne se départissent jamais pour s’ouvrir à toutes les interprétations imaginaires.
Titre téléscopage
Le terme Post entre dans la construction de nombreux mots savants ou techniques, où il indique la postériorité immédiate dans l'espace ou dans le temps. Ce préfixe est plus précisément utilisé pour désigner un concept succédant à un autre, sans qu'on puisse a priori lui attribuer un nom précis. Le post-colonialisme, la société post-industrielle ou la postmodernité se définissent par rapport à ce qui les précèdent, mais n’ont pas encore éclairci les contours de leur dénomination au présent.
Le même trouble indéfini opère dans le titre de l’exposition de Noémie Goudal au Grand Café : Post Atlantica se présente comme une énigme, rythmée d’allitérations sonores, et contracte en une même expression la notion d’espace et de temps. Au-delà de l’exposition, ce titre pourrait bien désigner l’œuvre de l’artiste dans son ensemble, tant l’art de Noémie Goudal se situe dans le va-et-vient constant entre la géographie réelle, ce qu’elle nous apporte comme informations, et le voyage dans le temps, passé et/ou futur, qu’elle suggère. Ce titre, de qualité générique, questionne un territoire énorme, l’Atlantique, avec une vibration inquiète, voire crépusculaire : que sera l’après écologique de ces eaux profondément modifiées par l’anthropocène ? Comme à son habitude, Noémie Goudal nous invite également à regarder vers le passé, aux temps lointains où l’Afrique et l’Amérique ne formaient qu’un supercontinent qui s’est ensuite fragmenté. Atlantica fut le nom donné à ce paléocontinent par le géologue John J. W. Rogers, étant donné que la division de cet espace créa l'océan Atlantique sud, il y a environ 200 millions d’années. Le titre Post Atlantica convoque ainsi la notion de mouvance du paysage, et relie intimement l’exposition au télescopage de multiples strates spatio-temporelles.
Insuffler le paysage
Pour construire ses dispositifs visuels, Noémie Goudal privilégie une forme d’artisanat du décor, qui arbore volontiers ses archaïsmes structurels et ses imperfections, à rebours de l’esthétique lisse des logiciels de retouche numérique. Présentée dans la grande salle du rez-de-chaussée du Grand Café, la nouvelle installation de l’artiste confirme cette dimension savamment bricolée, la poétique des effets spéciaux modestes, l’inventivité des décors en papier où la matérialité de l’image s’impose. Intitulée Inhale Exhale, elle met en scène deux écrans présentés dos à dos, qui diffusent en boucle la même projection vidéographique, diffusée en décalage. Les images plongent le visiteur dans un paysage de marais calme, caractérisé par le fourmillement végétal de ses berges. De ce plan d’eau verdâtre surgissent plusieurs pans de décors hissés par un système de cordes et poulies, puis à nouveau immergés sous la surface stagnante. Performance en plan fixe, ce dispositif laisse apparaître lentement de nouvelles strates de végétation tropicale, palmiers et bananiers, qui constituent différents lieux de mémoire du paysage. Ici, l’artiste fait subtilement référence à l’histoire de la géologie, lorsque le climatologue allemand Alfred Wegener formula sa théorie de la dérive des continents en 1912. Bien après sa mort, les mécanismes de la tectonique des plaques sont devenus évidents pour la communauté scientifique, tout comme l’emboîtement visuel de l’Afrique et de l’Amérique latine, la dorsale océanique ou la présence de certaines espèces végétales ou de minéraux de part et d’autre de l’Atlantique. À ce titre, le palmier ou le bananier apparaissent de manière récurrente dans l’œuvre de Noémie Goudal : ce sont des marqueurs de mouvement, dressés des deux côtés de la rive, témoins de l’histoire de ce paysage disloqué, écartelé. Cette notion, vertigineuse pour l’Homme, qui induit de penser un territoire en perpétuel mouvement, fut longue à prendre en considération : l’installation Inhale Exhale intègre ce perpetuum mobile sous une forme méditative et chorégraphique, rythmée en point et contrepoint, les images se tournant le dos de manière différée, comme un canon musical, un souffle vital et originel encore amplifié par une ambiance sonore englobante, bruits de la faune et rumeur alarmante qui semble sourdre des entrailles de la terre, couplé aux grincements presque comiques provoqués par l’activation du décor. Sur un mur annexe, l’artiste présente justement deux photographies de tournage, révélatrices de la dimension construite, pleine de machineries inventives, de ses propres images.
À l’extérieur de cet espace de projection, sur une cimaise toute hauteur spatialisée en face de la grande baie vitrée en lumière du jour, l’artiste présente les derniers développements de la série Démantèlement. Cette dernière évoque elle aussi la métamorphose continue d’une topographie presque cristalline, nuancée de teintes délicates tirant vers le blanc, le bleu pâle et le rose évanescent : une montagne est photographiée et imprimée sur un papier hydrosoluble, remise en abyme à répétition dans son paysage d’origine en étant progressivement délavée. Par le procédé photographique employé, le monolithe semble progressivement fondre, comme le font les glaciers aujourd’hui. Entre cette mosaïque de minéralités liquéfiées et le contexte d’exposition (la ville de Saint-Nazaire, le flux de la vie urbaine qui s’écoule de l’autre côté de la vitre), le corps du spectateur s’interpose comme médium interprétatif, invité physiquement à prendre position face aux images qui l’entourent.
Grotte
En art comme en architecture, l’espace de la grotte a toujours inspiré des dispositions très particulières à rêver le monde, à le concevoir conjointement de façon mentale et géophysique, naturaliste et mythologique. Noémie Goudal a déjà travaillé sur ce motif qui pourrait s’interpréter comme une interface entre espaces psychique et physique, un laboratoire tellurique lié à l’apparition de l’art et de l’image, notamment dans l’installation Haven her body was, où la grotte apparaît comme la matrice de la terre, traitée à la lisière du réel et de la fiction, du vrai et de l’inventé. Au Grand Café, l’artiste présente une nouvelle œuvre où la grotte tient le rôle principal, corrélé à la question du point de vue et de la perception. Comment entrer dans la perspective d’une image en offrant un paysage mi-réel, mi-artificiel ?
Noémie Goudal revisite à cet effet le procédé de l’anamorphose, cet art de la perspective secrète (Albrecht Dürer) : sur de grands lais de papier qui chutent du plafond vers le sol, comme les cycloramas des studios photos, elle met en scène les photographies déformées de cet espace, qui se recompose à partir d'un point de vue préétabli. Il est donc à nouveau question de superpositions de plans et de fragmentations pour créer des perceptions inédites, interroger notre rapport à l'espace et à notre imaginaire de l'espace, et reconsidérer plus largement la place active du spectateur. Le titre de cette nouvelle installation, Study on Perspective III, indique bien l’obsessionnelle recherche que Noémie Goudal mène via ses œuvres, entre mise au point et cadrage de la réalité, entre paysage et dépaysement.
Phœnix
Comme un mobile soumis à un champ de forces, le monde tel que le représente Noémie Goudal est constamment assujetti à un déterminisme dynamique élémentaire, où l’eau et le feu sont des opérateurs récurrents. Au premier étage du centre d’art, le feu prend une place prépondérante : symbole destructeur et purificateur, il incarne un principe réconfortant et réchauffant, lié au changement et au renouvellement autant qu’à la mort et à l’enfer. Produit pour l’exposition, le dernier film de Noémie Goudal est relié à une découverte relativement récente : en mission en Antarctique, une équipe a pratiqué des forages et a découvert un gisement de houille, combustible fossile issu de la carbonisation d'organismes végétaux, ce qui prouverait qu’à cet endroit, il y aurait eu une présence végétale tropicale. Mémoire du feu sous la glace, cette partie de l’Antarctique aurait ainsi été beaucoup plus proche de l’Équateur qu’on ne le pensait jusqu’à présent. Traduction poétique de cette découverte, le film de Noémie Goudal s’intitule Below the Deep South, l’Antarctique étant au sud du sud du planisphère ; il repose à nouveau sur une illusion d’optique, où des strates de décors représentant la jungle se dressent les uns derrière les autres devant la caméra, du plus petit au plus grand, pour former un seul corps-paysage. L’artiste y met le feu, strate par strate, et la consomption de ces décors suggère des sensations paradoxales : la fascination devant cette puissance tellurique et sa chaleur interne, le feu comme instrument de passage du temps, qui permet aussi de transiter d’un paysage à un autre, et la tristesse mortifère que provoque la destruction d’un écosystème, les grands incendies reliés au changement climatique en constituant une cruelle manifestation récente. À mesure que cet autodafé progresse, la bande son va decrescendo : les bruits de la jungle disparaissent au fur et à mesure avec le feu, et à la toute fin, seul un grillon stridule.
Avant d’accéder au film, dans un espace éclairé de quelques néons blafards, Noémie Goudal expose cinq photographies tirées de sa série Phœnix, qui convoque à nouveau, par l’allusion de son titre, la métaphore du feu comme principe de mort et de renaissance. Reprenant le motif du palmier comme marqueur thermique à travers les âges, ces photographies sont obtenues par un procédé singulier : l’artiste photographie une palmeraie qu’elle éclaire d’une lumière blanche et artificielle, puis effectue un tirage échelle 1 de ce paysage électrique. L’image obtenue est alors partitionnée en bandes, tendues sur un cadre et disposées devant la palmeraie pour être photographiées à nouveau, dans une mise en abyme troublante. Par ce dispositif complexe, Noémie Goudal obtient une sorte de marqueterie visuelle ou de tissage photographique déconcertant qui bouleverse à la fois les lois de la gravité et de la perspective.
Pourtant construite de manière artisanale, ces Phœnix semblent relever du glitch art, anglicisme désignant un visuel numérique déformé par un accident digital, qui se traduit souvent par des pixels déstructurés, des couleurs anormales ou des aberrations photographiques. L’artiste théoricienne Rosa Menkman, auteure de The Glitch Momentum, décrit cet art comme étant « l’expérience magnifique d’une interruption qui détourne un objet de sa forme et de son discours ordinaire ». Techniquement éloignée de ces bugs, Noémie Goudal s’en rapproche paradoxalement : elle aussi défend la beauté de l’imperfection, et déstabilise nos rapports à la croyance des images et des représentations. Alternances d’apparitions et de disparitions, ces photographies nous invitent à fouiller les multiples strates qui les composent, sans oublier la polysémie de leur titre : le palmier dattier a été dénommé Phœnix dactylifera par le botaniste Linné en 1734, peut-être parce que les Grecs de l’Antiquité le considéraient comme l’arbre des Phéniciens (Phoinix) ; peut-être parce que le palmier possède la capacité de survivre après avoir été partiellement brûlé, à l’instar de l’oiseau renaissant de ses cendres.
L’ensemble de l’exposition est ainsi traversé de circulations étranges qui s’entrechoquent ou s’harmonisent sur des échelles inattendues, où se conjuguent le gel et l’embrasement, le minéral et l’aqueux, l’étincellement et l’obscurité – une matière turbulente et protéiforme que traquent les œuvres de Noémie Goudal, toujours attentives à comprendre les mouvements du monde en augmentant l’épaisseur des images, pour embrasser davantage encore d’espace et de temps.