Sa passion pour l’étude des climats anciens nourrit son œuvre. Avec un art troublant du trompe-l’œil, la plasticienne Noémie Goudal recompose des paysages. Qui nous racontent l’histoire de la Terre.
Cligner des yeux, fixer l’image, s’en approcher. À première vue, il est impossible de deviner où et quand ont été prises ces intrigantes photographies de palmiers éclairés d’une lumière artificielle au milieu d’une palmeraie plongée dans le noir. S’agit-il d’images plates, ou en 3D ? Sont-elles simplement réelles ? Un instant, on croirait voir frémir un arbre. Une hallucination ? L’art du trompe-l’œil, voilà l’essence même du travail de Noémie Goudal, 38 ans, qui cherche toujours à créer le trouble et l’ambiguïté chez le spectateur, tout en en faisant son complice. Car, à bien regarder, voilà qu’on aperçoit un coin de la photo qui se décolle. Là, la trace d’un coup de cutter. Et là-haut, ne seraient-ce pas de petites pinces noires, ou un morceau de scotch, qui retiennent des morceaux de papier ?
Chacune des compositions de l’artiste est un savant dosage entre réalité et trucage. Parfois, des vidéos les accompagnent et en révèlent les secrets de fabrication. Ainsi découvre-t-on que, pour cette série de huit photos intitulée «Phoenix», Noémie Goudal a monté un studio dans une palmeraie en Espagne et photographié les arbres en pleine nuit. Les clichés, directement imprimés sur place, ont ensuite été découpés en bandelettes horizontales et verticales, accrochées et réintégrées dans le véritable paysage. Clic ! Clac ! Elle photographie une dernière fois l’ensemble, et le tour est joué. «Ce qui m’intéresse, c’est la construction d’une image, en différentes strates, que je peux décortiquer, déconstruire et reconstruire», nous explique-t-elle dans son atelier de l’Est parisien.
Issue d’une famille d’artistes — ses grands-parents étaient peintres, son père, architecte, et sa mère a longtemps dirigé un centre culturel avec lieu d’exposition à Brétigny-sur-Orge —, Noémie Goudal avoue un goût pour le théâtre de Romeo Castellucci — qui flirte avec l’art contemporain — ou pour les chorégraphies de Pina Bausch et d’Anne Teresa de Keersmaeker, que sa mère l’emmenait voir à Avignon. Armée d’un appareil photo dès l’adolescence, elle passait ses après-midi dans un laboratoire rue de Rennes, à Paris, où elle développait ses clichés de vacances, de voyages, des natures mortes. Après le bac, elle file à Londres, persuadée qu’on y dispense un enseignement un peu moins rigide qui lui permettrait de sortir du cadre. Après un diplôme en design graphique obtenu à l’école Central Saint Martins, elle décroche un master en photographie du prestigieux Royal College of Art. «Patiemment et subtilement, les enseignants déconstruisaient tout ce que l’on pouvait, ou croyait, savoir. Je n’ai pas appris à bien utiliser un appareil photo, mais jai le souvenir d’un cours sur l’ennui. Ou d’une séance à observer l’image d’un bout de genou sous toutes les coutures avant d’en disserter ensemble, chacun apportant sa compréhension et ses références. Une heure comme ça, ça forge un regard !» Au bout de dix ans, elle rentre en France.
Pour raconter ses histoires, elle choisit des paysages poétiques et universels, sans présence humaine, où le temps semble s’être arrêté. «Je veux que le spectateur, s’il le souhaite, en soit protagoniste. » Palmeraie, bassins en bord de mer, aéroport désaffecté… « Ces lieux me permettent surtout d’aborder des questions plus philosophiques, scientifiques.» Dans sa série « Mountains», elle a ainsi découpé, recollé et disposé de grands morceaux de carton blanc dans le cirque de Gavarnie, en plein massif des Pyrénées. L’installation fait écho au lien entre architecture et paysage, s’appuyant autant sur les études de la montagne menées par l'architecte Viollet-le-Duc (1814-1879) que les recherches de la géologue Camille Dusséaux, qui a récemment découvert d’anciennes eaux de pluie vieilles de 300 millions d’années au cœur de la roche bretonne.
Car Noémie Goudal se passionne pour l’histoire des sciences et, plus récemment, pour la paléoclimatologie (l’étude des climats anciens). N’ayant jamais eu la fibre scientifique, elle entame de longues recherches avant de se lancer dans la réalisation de ses œuvres. Lit des articles de presse. Interroge géologues, géo-archéologues et autres scientifiques. Dévore les ouvrages du spécialiste du climat Gilles Ramstein ou de la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte, dont elle s'inspire pour nourrir ses productions. Son intérêt pour la paléoclimatologie a ainsi abouti au vaste projet «Post Atlantica», qui questionne la manière dont la Terre s’est façonnée, disloquée, recomposée pour arriver à sa forme actuelle. L’une de ses pièces les plus saisissantes est sans doute «Anima», performance imaginée avec la metteuse en scène Maëlle Poésy, et présentée au Festival d'Avignon en 2022. Sur la scène, ses images de palmiers inquiétants apparaissent d’abord immobiles, sous des cris d’oiseaux, puis s’animent, se métamorphosent, au son d’une musique de plus en plus assourdissante : la roche s’écroule et de l’eau s’écoule jusqu’à déchirer la toile, le feu brûle et dévore la forêt, révélant d’autres décors. Car, à nouveau, on est face à une superposition d’images dont il ne restera que la structure métallique. Surgit alors la circassienne Chloé Moglia, qui semble à la fois y trouver refuge et se laisser glisser, interdite, devant le néant. Libre à chacun d’interpréter cette installation : renverrait-elle aux bouleversements climatiques en cours ? «Nous ne l’avons pas pensée ainsi. «Anima» interroge d’abord les bouleversements qui ont traversé la Terre depuis plus de quatre milliards d’années et notre place dans tout ça. »
Souvent monumentales, ses œuvres évoquent les sculptures à grande échelle des Américains Michael Heizer (né en 1944) ou Walter De Maria (1935-2013), figures du Land Art, ce mouvement qui utilise la terre comme support. Au croisement de la photographie, de la vidéo, de l’installation et de la performance, elles relèvent aussi souvent de l’expédition dans des lieux insolites. Au milieu des camions et des ordinateurs, les «machinos» suspendent des câbles ou manœuvrent le matériel. Les photographes spécialisés en calcul optique déterminent les distances à respecter entre le paysage réel, l’installation, la caméra, pour obtenir le remarquable effet de trompe-l’œil. Si nécessaire, un artificier allume le feu qui fait disparaître une couche pour qu’en apparaissent d’autres. Grâce aux constructeurs, la magie opère sans accroc : dans l’installation vidéo «Inhale Exhale», un système de cordes et de poulies fait monter et descendre des morceaux de décor. Le spectateur, lui, voit des palmiers et des bananiers émerger d’un marais verdâtre. Et le chef opérateur assure la qualité des prises de vues. «II me répête souvent qu’il n'est pas David Copperfield !» rigole Noémie Goudal. Elle, en revanche, maîtrise parfaitement le bel art de l’illusion.
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