Le Monde

« Ces roches de grès nous plongent des millions d’années en arrière » : à la découverte de la forêt de Fontainebleau avec l’artiste Noémie Goudal

By Anne-Lise Carlo

2024

Au sud de Paris, ce massif boisé, avec ses étonnants amas rocheux et vieux chênes tortueux, nourrit les paysages fictifs de Noémie Goudal. La photographe et plasticienne, férue de paléoclimatologie, raconte la richesse géologique du lieu.

A perte de vue, des chaos rocheux amassés à ne plus savoir où regarder. La forêt de Fontainebleau, dans le sud de la région parisienne, est encore pleine d’humidité des ondées matinales, mais un léger soleil perce déjà à travers le feuillage des grands chênes. Noémie Goudal grimpe sur le sentier de la Cavalière des Brigands, dépassant une à une de grosses pierres en direction du célèbre site des gorges d’Apremont. Dans son ascension, la photographe et plasticienne se faufile dans de fines crevasses entre les roches qui laissent tout juste passer une silhouette humaine. On dirait que la peau de ces cailloux monumentaux est fracturée, ciselée telle une écaille. D’autres sont en partie recouvertes de mousse. Non loin, de jeunes grimpeurs pratiquent l’escalade.

Ces roches, plantées au beau milieu des chênes tortueux dont certains ont pris racine directement sur la pierre, sont une des singularités des paysages de ce massif forestier de 25 000 hectares : « Elles nous racontent surtout une très longue histoire, souligne d’emblée Noémie Goudal, inspirée par le passé géologique du lieu. Encore plus que les vieux arbres multicentenaires, ces roches de grès nous plongent, elles, des millions d’années en arrière. »

Jusqu’à il y a une trentaine de millions d’années, à l’époque de l’oligocène, il y avait ici une mer. Elle était là, posée, au coeur du bien nommé Bassin parisien depuis des centaines de millions d’années. Les roches sont le produit du sable très pur, composé à 95 % de silice, que l’on retrouve dans la forêt, vestige de cette mer dite « stampienne » qui a fini par se retirer. Plus tard, sous le coup de l’érosion provoquée par la pluie, les intempéries et les variations d’eau de la nappe phréatique, le sable s’est peu à peu soudé par endroits, modelant encore ce site déroutant.

Ce paysage pierreux ramène Noémie Goudal à l’univers de la paléoclimatologie, qu’elle affectionne dans son travail artistique. Pour faire naître ses créations visuelles, mêlant photos, vidéos et installations, la plasticienne tout juste quadragénaire se documente longuement, consulte les travaux des scientifiques et des penseurs, pour traduire artistiquement ce temps profond de la Terre, bien avant l’apparition de l’homme. Elle compose ainsi des paysages intenses, parfois luxuriants, souvent non localisés, qui font appel à notre mémoire collective. Le regard se perd dans ces panoramas remplis de couches visuelles, entre travail photographique, collages ou montages, certains apparents, pour donner corps à un art du trompe-l’oeil très maîtrisé.

C’est ce que donne à voir son exposition monographique « Inhale Exhale », jusqu’au 16 juin au FRAC Auvergne, à Clermont-Ferrand. « En me replongeant dans les ères lointaines du paysage, j’essaye de remodeler notre rapport au temps. L’être humain ne voit pas le mouvement des choses et croit être une entité fixe. En tant qu’artiste, cela m’a complètement retourné l’esprit de travailler sur ce temps long du climat. C’est là que l’on perçoit que l’on fait partie d’un très grand cycle et que nous vivons seulement une micro période à l’échelle de la Terre. C’est aussi une façon d’arrêter d’anthropocentrer le paysage. Quand on dit que l’on veut sauver la planète aujourd’hui, qu’est-ce que cela signifie ? On veut surtout nous sauver nous et nos écosystèmes », explique la finaliste du prix Marcel Duchamp 2024 (qui récompense les artistes contemporains), qui s’apprête, dans ce cadre, à exposer au Centre Pompidou, à Paris, à l’automne.

Situant son travail à l’intersection de l’écologie et de l’anthropologie, la pratique de Noémie Goudal est tout sauf naïve, même si l’étude de la paléoclimatologie lui a redonné une forme d’espoir. « La régénération de la planète semble peut-être possible à très long terme mais, hélas, ce que l’on observe à l’aune de l’urgence climatique, c’est que le temps de la Terre commence à rejoindre celui, bien plus court, de l’homme », constate-t-elle. Dans son installation vidéo Below the Deep South, présentée à Arles à l’été 2022, le feu venait incendier un paysage de forêt tropicale, hypnotisant les spectateurs.

En continuant à déambuler entre les rochers de Fontainebleau, cette fois-ci dans l’impressionnant site du Bas Cuvier, l’artiste parisienne nous raconte une histoire étonnante rapportée par sa mère : dans les années 1970, le Musée d’art moderne (MAM) fait venir à Paris l’artiste indien Nek Chand (1924-2015), qui avait pris part à la construction de Chandigarh, ville de béton brut créée par l’architecte Le Corbusier, de 1951 à 1965. Exilé à Paris pour les besoins de l’exposition au MAM, on lui fait découvrir le massif de Fontainebleau. L’artiste indien s’exclame alors, très perturbé : « Mais ces pierres sont à l’envers ? Il faut les remettre à l’endroit ! » « Il est vrai que ces roches paraissent pour certaines en lévitation, comme déplacées après le passage d’une grosse tempête. On se demande comment elles ont pu atterrir dans ces positions. Et cette question induite par la réaction de Nek Chand me poursuit : les pierres ont-elles un sens ? », s’interroge Noémie Goudal, tout en caressant de la main une de ces roches énigmatiques.

A d’autres endroits du sous-bois, certaines de ces pierres portent aussi les traces d’une exploitation humaine, qui eut cours du Moyen Age au XIXe siècle – à partir de ces carrières de grès, on fabriqua entre autres le pavage des rues de Paris. Depuis 1964, l’A6, l’autoroute du Soleil, traverse ce massif boisé. Si cet écrin vert est encore là, c’est en grande partie grâce aux artistes, et en particulier au peintre Théodore Rousseau (1812-1867), cofondateur de l’école de Barbizon, communauté artistique implantée dans le village attenant à la forêt.

Une exposition au Petit Palais, à Paris (jusqu’au 7 juillet), et une autre au Musée départemental des peintres de Barbizon (jusqu’au 16 juin) rappellent la lutte menée par ce peintre à la fois paysagiste et écologiste pionnier. Dessinateur inlassable des chênes centenaires du sous-bois, Théodore Rousseau fait naître une action militante pour préserver Fontainebleau des coupes massives de bois. Il y dénonce aussi, en parallèle, les plantations « inintelligentes » de pins sylvestres, devenus aujourd’hui invasifs.

« Ces artistes ont inventé la notion de préservation du patrimoine végétal. Fontainebleau devient ainsi le premier espace naturel préservé au monde en 1861, avant le parc de Yellowstone aux Etats-Unis (1872) », écrit l’essayiste Patrick Scheyder dans son livre Des arbres à défendre ! (Le Pommier, 2022). Quelques années plus tard, en 1872, l’écrivaine George Sand (1804-1876), habituée de Fontainebleau, écrit elle aussi un texte-manifeste en faveur de la forêt en y développant les arguments actuels de l’écologie – notion apparue en 1866 – tels que la déforestation ou l’épuisement des ressources naturelles. « La notion de zone de réserve artistique qui apparaît ici à la suite de ces mobilisations m’inspire beaucoup », ajoute Noémie Goudal, qui s’apprête justement à installer son atelier à proximité du massif, en Seine-et-Marne.

Ce jour-là, ses pas l’emmènent dans une autre partie de la forêt, sur un petit sentier en direction de la mare à Piat, située sur le plateau de Belle-Croix. Tapie dans la végétation basse, l’étendue plate est si gorgée d’eau qu’elle semble ne faire plus qu’un avec le sol qui la borde. Les belles feuilles des futurs nénuphars blancs estivaux parsèment déjà la surface de la mare. Théodore Rousseau la crayonne en 1856, le photographe Eugène Cuvelier (1837-1900) la capture de nombreuses fois dans les mêmes périodes, immortalisant ainsi les mutations du paysage.

Ces zones humides, trésors de biodiversité en voie de disparition, sont une des raretés de Fontainebleau et menacées par la surfréquentation touristique. Leurs riches profondeurs racontent pourtant, elles aussi, le passé du climat et de la végétation forestiers. Noémie Goudal s’approche : l’eau de la mare à Piat est si noire qu’elle reflète parfaitement le tapis des arbres plantés tout autour, donnant le sentiment qu’à tout moment elle pourrait subitement les avaler. Une illusion d’optique troublante dont l’artiste pourrait se saisir dans une prochaine oeuvre, elle qui dissout les paysages avec du papier hydrosoluble.

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