CRITIQUE | Grâce aux artifices qu’elle « bricole », la photographe française met en scène des petits mondes. A découvrir au Bal, à Paris.
Voix posée, allure discrète, Noémie Goudal interroge : « Savez-vous que les yeux du sphinx de la pyramide de Kheops sont tournés vers le soleil levant ? » Cette jeune artiste brune n’avoue aucun goût pour une quelconque transcendance, mais elle adore les bâtiments qui visent l’éther : toutes ces constructions qui cherchent à dépasser leur triste matérialité pour s’élever vers un au-delà impalpable et infini.
Le bâtiment qu’elle préfère sur terre est une église, celle de Neviges, en Allemagne (1963) : un exemple accompli d’architecture brutaliste, monument de ciment brut tout en pointes et en pics : « Cela ressemble à une montagne à l’extérieur et à une grotte à l’intérieur. » Son livre de chevet ? Un ouvrage intitulé Cosmic Architectures in India, d’Andreas Volwahsen, qui recense d’étranges bâtiments pleins de promontoires dominant le vide, de cercles évoquant la course des planètes, d’escaliers qui mènent (peut-être) jusqu’au ciel.
Noémie Goudal est une bâtisseuse, à sa manière. Cette photographe française issue d’une famille d’artistes, qui a fait ses classes au Royal College of Art, à Londres, réussit l’exploit, à 31 ans, d’occuper de ses œuvres la totalité des espaces du Bal, à Paris, avec son exposition « Cinquième corps ». Elle y a construit des petits mondes en soi, avec des images où jamais on ne croise un être humain. Entrer dans ses séries de photographies, c’est visiter des îles solitaires et perdues en mer, vestiges venus d’on ne sait quelle civilisation, admirer des tours qui empilent des formes géométriques et ésotériques. Autant d’hétérotopies — concept emprunté à Michel Foucault —, de refuges où peuvent s’abriter les utopies. Mais lesquelles ?
A chaque fois, l’œil du spectateur, séduit, cherche en vain une référence, une histoire ou même une échelle auxquelles se raccrocher. Les bâtiments semblent aller de soi, mais ils n’existent pas : Noémie Goudal invente des fictions toujours assez indéterminées et assez réelles pour que s’y projettent tous les fantasmes. « On me demande toujours où c’est, et je dis : “Où veux tu que ce soit ?” »
A l’heure où un logiciel comme Photoshop donne une forme à tous les rêves, l’artiste choisi, elle, de passer beaucoup de temps dans le monde réel, avec une petite équipe : à découper du polystyrène pour former une île aux allures de bateau échoué, à installer des échafaudages pour dresser une tour de papier sur la plage — elle en a bâti une dizaine pour sa série « Observatoires » —, à diriger une grue pour accrocher un miroir au-dessus d’un château fort. « Pour moi, la photographie ne saisit pas un moment, elle est le petit “clic-clac” qui vient tout à la fin », explique-t-elle. D’ailleurs, jamais l’informatique, dit-elle, ne saurait donner assez de consistance à ses œuvres : l’imperfection du réel n’est pas possible à reproduire, les images trop léchées empêchent l’adhésion. Sans compter que le hasard joue sa part. Lorsqu’elle a réalisé sa récente série autour du cosmos, « Southern Light Stations », elle a fabriqué des disques qui deviennent, une fois photographié, d’étranges sphères - morceaux de ciel ou astres inquiétants. Sur place, les fumigènes qu’elle avait prévus, indomptables et dérangés par le vent, ont soudain dessiné une étonnant halo. « Les accidents - pas tous - donnent parfois des résultats! »
Devant ses œuvres, la seule chose dont on est certain, c’est d’avoir affaire à une image. Ou plutôt à des couches d’images superposées, qu’il s’agit de décrypter sans se laisser embobiner par l’apparence de réalité. L’artiste prend bien soin de dévoiler l’artifice, de laisser à chaque fois les coutures apparentes : si le spectateur regarde assez longtemps, il verra que la porte donnant sur la jungle au loin n’est qu’une affiche, que l’église monumentale est en papier, que la « planète » est suspendue par un fil. Ce qui en rajoute encore dans la confusion. « J’aime que le spectateur soit complice, qu’il assiste à la construction de l’image », dit la jeune femme, qui traite en réalité moins d’architecture que du fonctionnement des images, espaces à deux dimensions capables d’en laisser imaginer trois. Inspirée par Piranèse et ses architectures labyrinthiques, Noémie Goudal a aussi conçu des vidéos où de petites silhouettes fantomatiques descendent une à une l’escalier d’une tour, dans un mouvement sans fin et hypnotique. Un autre voyage au royaume des images, où l’œil aime se perdre et en redemande.
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