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Noémie Goudal et Maëlle Poésy : « Instituer un espace-temps, c’est bien ce que permet le théâtre »

By Ysé Sorel

2022

L’une artiste et photographe, l’autre metteuse en scène, autrice et comédienne, Noémie Goudal et Maëlle Poésy proposent à Avignon une représentation, Anima, que d’aucuns qualifieront de vertigineuse, puisqu’il s’agit de relier l’incommensurable temps géologique au temps court d’une vie humaine. Une temporalité spéciale à l’intérieur de laquelle le décor et le paysage se métamorphosent sous l’influence de l’eau, du feu et de l’air. La présence précaire de l’humain face à la force des éléments s’incarne pleinement par la performance d’une acrobate qui raconte toutes nos ambiguïtés, entre très grande force et immense fragilité à l’intérieur de cette métamorphose. Selon ses conceptrices, ce n’est pas un spectacle sur la cause écologique. Quoique ?

Noémie Goudal, née en 1984, est artiste et photographe ; Maëlle Poésy est metteuse en scène, autrice et comédienne. Appartenant à la même génération, l’une s’est fait connaître avec des photographies où elle explore la notion de paysage en y insérant des illusions d’optique architecturales dans des territoires vierges, jouant des lignes géométriques et des frontières entre réalité et fiction non sans une certaine malice ; l’autre, désormais directrice du Théâtre Dijon Bourgogne, a fait salle comble à la Comédie française avec son spectacle 7 minutes à l’automne dernier, et alterne entre réécriture de grands textes et mises en scène contemporaines.

Ensemble, portées par leur attrait pour le réalisme magique, la fascination pour ce qui nous dépasse et les vertiges temporels, elles ont conçu Anima. Cette installation-performance, bientôt présentée lors du 76e Festival d’Avignon, cherche à renouveler notre approche écologique en opérant un déplacement philosophique, via notamment la prise de conscience que les variations temporelles de la planète sont essentielles à sa survie. Tout brûle, tout s’étiole, tout s’érode. Mais derrière la destruction, toujours des constructions. C’est la magie du théâtre, et le phénix s’envole.

Ysé Sorel : Anima est né de la rencontre entre vos deux univers artistiques. Comment est apparu ce désir d’animer, par les arts vivants, ce qui était au départ un travail plastique ? Comment s’est déroulée cette collaboration ?
Maëlle Poésy : Noémie et moi nous connaissons depuis très longtemps, nous avons connu des parcours assez croisés toutes les deux car nous sommes rentrées dans des écoles nationales supérieures, elle à Londres et moi au Théâtre national de Strasbourg, à peu près en même temps. Nous nous sommes donc structurées en parallèle, en échangeant sur les épreuves comme les événements joyeux que l’on vivait alors que nous élaborions chacune notre propre méthodologie de travail artistique. Nous avions envie de travailler ensemble depuis longtemps mais nous n’en avions pas eu jusque-là l’occasion, et puis Noémie a reçu cette invitation de la part des Rencontres photographiques d’Arles pour une exposition. Le nouveau directeur, Christoph Wiesner, avait envie de créer des ponts avec les arts vivants et la performance, et donc aussi potentiellement avec le Festival d’Avignon, pour croiser des publics qui, bien que très proches, ne se croisent pas forcément.
Noémie Goudal : J’ai alors proposé à Maëlle de partir de l’œuvre Post-Atlantica qui s’intéressait déjà à la paléoclimatologie, à savoir l’étude des climats anciens. Comment les scientifiques abordent ce qu’a été la Terre pendant des milliards d’années ? On dit que notre planète aurait à peu près 4,5 millards d’années... Comment obtient-on de tells informations ? Comment connaît-on la trajectoire approximative de ces métamorphoses de paysages ? Nous nous sommes plongées ensemble dans des textes, nous avons beaucoup discuté... cela a été un travail de six à neuf mois de gestation pour comprendre ce qui nous intéressait ensemble, car l’idée était de former un nouveau chapitre, construit cette fois à deux, dans ce long travail qu’est pour mois Post-Atlantica. C’est passionnant car pour nous ce n’est pas seulement de la science, cela entraîne des réflexions réellement philosophiques. Cela interroge notamment notre rapport à la fixité de la Terre : nous la considérons bien souvent en effet comme figée, immuable, avec nos frontières, nos habitudes, nos représentations, des noms pour chaque territoire très précis... Alors que nous vivons en réalité sur une planète qui est en permanence en mouvement, si l’on se place à une autre échelle temporelle que la nôtre. Pensons à l’érosion, aux plaques tectoniques qui bougent constamment sans que nous nous en rendions compte... Ce qui a capté plus particulièrement notre attention, c’est cette opposition, cette dissociation entre le temps de la Terre, très long, et le temps humain qui se compte en secondes, en minutes, en jours, en années, etc. Anima parle de cela : comment peut-on donner à voir ce qui habituellement, du fait de cette longue temporalité, nous échappe, à savoir l’altération et la métamorphose des paysages ? Et aujourd’hui, ce temps de transformation de la planète se rapproche de celui de l’homme, puisque nous voyons, et nous allons voir de plus en plus, notre environnement se modifier profondément à cause du dérèglement climatique : les deux échelles se rapprochent alors.

YS : Comment ces frictions temporelles et cette accélération sont-elles rendues sensibles dans le spectacle ?
MP : Nous nous sommes particulièrement concentrées sur l’idée du Sahara vert, en discussion parmi les paléoclimatologues qui s’interrogent sur le futur même du Sahara, ce qu’on pourrait désigner comme l’avenir polémique des territoires : le Sahara va-t-il devenir une zone encore plus aride, ou au contraire un endroit de jungle luxuriante comme il a pu l’être il y a environ 10 000 ans du fait d’un retour potentiel de moussons autour de la ceinture équatoriale ? Le spectacle dure une heure mais plusieurs couches de temps sont rendues sensibles et se mélangent à travers la combinaison de plusieurs éléments : d’une part l’animation du travail photographique de Noémie, à travers la réalisation de trois films en plan-séquence à l’intérieur desquels le décor et le paysage se métamorphosent sous l’influence de l’eau, du feu et de l’air. Le spectateur s’introduit dans une temporalité spéciale, qui n’est pas celle du spectacle vivant habituel avec des entrées, des sorties, des actions, mais plutôt quelque chose de méditatif. Le public est invité à prendre part à une expérience sensible, sensorielle de cette métamorphose. D’autre part, la musique incroyable de Chloé Thévenin, qui mêle des sons réels d’eau et de jungle avec des compositions électroniques, s’ajoute à ce travail plastique. Cela nous entraîne dans une perception du temps très unique, très singulière, et c’est d’ailleurs pour cela que nous lui avions proposé de nous rejoindre. Et enfin, une troisième strate est apportée par le travail physique de suspension de l’équilibriste Chloé Moglia. C’était pour nous essentiel d’avoir une présence humaine, et celle-ci raconte toute nos ambiguïtés, entre très grande force et immense fragilité à l’intérieur de cette métamorphose, lente et complexe, plus vaste.

YS : La science devient une source d’inspiration de plus en plus prégnante dans les arts, et notamment les arts vivants et les arts plastiques. L’hypothèse Gaïa relève d’un véritable ouvroir pour l’imagination des artistes comme des chercheurs, qui mêlent parfois ces deux approches. On peut songer aux conférences-spectacles de Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour.
NG : Ce qui est passionnant dans leur travail, c’est que contrairement à nous ce sont des chercheurs, historienne des sciences dans le cas de Frédérique Aït-Touati, et sociologue pour Bruno Latour. Ils partent donc de connaissances extrêmement pointues, c’est pour cela que la forme de la conférence-spectacle me paraît judicieuse. En ce qui nous concerne, nous nous plaçons beaucoup plus du côté sont capitales car elles opèrent comme un tremplin, un déclencheur, c’est à partir d’elles que nous allons ensuite pouvoir nous évader, et réfléchir, repenser le paysage, que notre travail soit une illustration précise de ce Sahara vert. Le film d’Anima est ainsi tourné en studio, et toutes les photos utilisées viennent d’endroits différents, même si beaucoup proviennent d’une palmeraie à Elche qui est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO. Nous devions à l’origine tourner au Maroc, mais les restrictions sanitaires ne nous l’ont pas permis. Mais qu’importe car pour moi, dans mon travail, l’idée d’un lieu et ce qu’il représente est plus importante que le lieu lui-même. Dans l’inconscient collectif, la palmeraie évoque ainsi le désert, le lointain, l’expédition et c’est cela qui est crucial. Le but n’est donc pas d’offrir une reproduction exacte de quoi que ce soit, mais de donner à sentir et à imaginer pour permettre des rêveries ou des réflexions d’ordre plus philosophique, en laissant place à une forme renouvelée de réalisme magique qui nous intéresse toutes les deux, Maëlle et moi. Selon moi, les recherches scientifiques sont aussi intéressantes si on questionne ces recherches en tant que telles : que sont-elles ? Qu’est-ce qui est de l’ordre de la croyance ? À quel point peut-on leur faire confiance ? Qu’est-ce qu’elles représentent dans notre vie quotidienne ? C’est bien ce à quoi nous avons été confrontées ces trois dernières années. Il me semble que rien n’est complètement et éternellement sûr dans la science. D’ailleurs j’ai travaillé sur l’histoire des sciences dans mes précédents projets, en particulier sur la trajectoire qui a mené à notre vision contemporaine de la science, et c’est à ce propos que le travail de Frédérique Aït-Touati est particulièrement fabuleux. Peu importe ce qui est vrai ou non, ce qui est fascinant, c’est ce voyage que le cerveau a pu réaliser, tout le travail de pensée qui a été nécessaire pour arriver à notre savoir actuel où rien n’est jamais totalement acquis. Quel est le vrai, quel est le faux ? Anima pose aussi cette question en bousculant la perception.

YS: Cette question de l’illusion est en effet très présente dans votre œuvre photographique en général, par exemple quand vous placez des objets ou des architectures mystérieuses au caractère presque utopique dans des paysages désertés, composant ainsi des images très frappantes. Vos making of sur votre site révèlent que ces présences très impressionnantes sont en réalité des toiles peintes - le théâtre est déjà là. Ici, vous mêlez ces jeux optiques avec de nombreux autres médiums. Cette multiplicité est-elle nécessaire pour aborder un sujet aussi incommensurable ?
MP : La question de l’hybridité de la forme nous paraissait passionnante car il fallait explorer quelque chose de beaucoup plus grand que nous. Quelle forme donne-t-on à ce qu’il est impossible de cerner, d’englober ? Avoir recours à divers modes de création nous semblait une bonne piste, restait à voir comment tout cela pouvait fusionner dans une œuvre, c’était un vrai défi. Et, à travers cette œuvre, nous cherchons à sensibiliser le public à de grandes questions, et peut-être qu’après certains spectateurs auront la curiosité de chercher des informations, peut-être que nous aurons attisé leur curiosité. Mais nous ne sommes pas dans le domaine de la connaissance ni de la recherche scientifique ; nous offrons plutôt une proposition poétique et physique qui parle donc plus aux sens qu’à l’intellect. La théorie a une place d’inspiratrice, mais l’art ne doit pas lui être inféodé.

YS : Vous allez penser que je suis obsessionnelle, mais j’aimerais vous entendre à propos de cette citation de Bruno Latour : « Il n’y a rien que l’homme soit capable de vraiment dominer : tout est tout de suite trop grand ou trop petit pour lui, trop mélangé ou composé de couches successives qui dissimulent au regard ce qu’il voudrait observer. Si ! Pourtant, une chose et une seule se domine du regard : c’est une feuille de papier étalée sur une table ou punaisée sur un mur. L’histoire des sciences et des techniques [et j’ajouterais de l’art] est pour une large part celle des ruses permettant d’amener le monde sur cette surface de papier. Alors, oui, l’esprit le domine et le voit. Rien ne peut se cacher, s’obscurcir, se dissimuler. » Dans Anima, même les feuilles de papier dissimulent et vont dans le sens d’un monde qui sans cesse nous échappe.
NG : Le papier, la feuille de papier, c’est mon matériau de base. Dans Anima, les couches de papier évoquent la surface de la Terre, et le paysage « réel » filmé la strate plus profonde... La décomposition de l’image fait écho à une restructuration du paysage, à travers des jeux de caché-dévoilé. Ce qui est intéressant, c’est justement que Bruno Latour parle de strates de temps que l’homme essaye à tout prix de comprendre, pour lesquelles il cherche en permanence des réponses. Et c’est une enquête en continu, qui demeure irrésolue. C’est ça qui est vraiment fascinant, cette enquête perpétuelle et le fait que, malgré tous nos efforts, on ne peut absolument pas dominer, maintenant nous le savons après nous être longtemps illusionnés : nous n’avons pas les clefs et nous ne les aurons certainement jamais.
MP : Ce qui résonne en moi dans cette citation, c’est l’idée que l’on n’est jamais arrivé, qu’il n’y a pas de point d’arrivée. Dans le spectacle, quand on pense que l’on a atteint un paysage inamovible, eh bien non, tout change, rien n’est intangible, que ce soit au niveau de l’optique, du son, de la sensation. Et c’est pour cela que nous n’avons pas voulu faire un spectacle sur la cause écologique, eh bien évidemment ça y touche, ça s’y frotte, et notamment à travers cette question du mouvement, de l’érosion, du changement. Nous avons cherché à représenter ce que nous avons tant de mal ordinairement à saisir, ce qui est en effet trop grand ou trop petit, trop complexe, en nous confrontant, justement à ces couches successives. Concernant la page blanche, j’ai toujours l’impression que lorsqu’on élabore un spectacle, on prend toujours une petite chose qui soit comme un condensé d’essentiel. Et cette condensation doit permettre d’ouvrir sur du plus large. Si l’on prend mon dernier spectacle, 7 minutes, où l’on est plongé au milieu d’une dizaine de femmes qui doivent prendre une décision au nom des deux cents employées qu’elles représentent, la question principalement du conflit entre les générations est posée, centrale. Mais à partir de cette situation, on creuse, on creuse, et cela déploie énormément de possibles pour que plein de gens, d’âges et de classes sociales différents puissent se projeter à l’intérieur. J’ai l’impression que c’est toujours ça, notre travail de création : aller chercher la bonne entrée. Quelle est la porte que l’on ouvre pour permettre aux autres d’avoir accès à quelque chose au-delà de cette porte ?

YS : L’art opère comme une fenêtre qui ouvre sur le monde, mais chacun regarde à travers différemment...
MP: C’est ça qui est toujours génial ensuite dans la rencontre avec le public, les spectateurs ont vu des choses que toi tu n’avais même pas pu imaginer, leur imaginaire vient ramifier le spectacle de nouveaux éléments. Il y a toujours la part de ce que nous proposons comme artistes et celle, encore plus grande, produite par l’imagination du spectateur.

YS : Revenons sur la dimension écologique de votre installation-performance. Si Anima traite des longues modifications du climat, comment prenez-vous en compte l’évènement anthropocène, c’est-à-dire le fait que nous serions rentrés dans une nouvelle époque géologique où les activités humaines seraient désormais la principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques ? C’est peut-être mon imagination au travail, mais est-ce que les techniciens dans le spectacle font signe vers cette dimension-là ? Et ne craignez-vous pas que, malgré vous, d’aller dans le sens d’un discours « climato-sceptique » qui soutient que, les climats ayant toujours changé, ce que nous vivons serait le cours normal des choses, et que par conséquent le business as usual peut se poursuivre ?
NG : C’est un spectacle évidemment fait par des humains, et pour nous les actions des techniciens qui construisent les décors sit dans les films, soit en intervenant par endroits dans le spectacle devant ces vidéos, n’ont pas de rapport direct avec l’anthropocène. De mon point de vue, c’était uniquement pour montrer l’articulation de ces différents décors. Néanmoins, le rôle de Chloé Moglia me paraît crucial sur cette question, car elle détient une présence vraiment différente des autres personnages visibles dans nos vidéos telles des silhouettes-machines. Elle incarne une sorte d’oscillation entre passé et présent, entre les climats très anciens et ceux du futur. C’est d’ailleurs une des raisons d’existence de la paléoclimatologie : comment, à travers ces connaissances, essayer de comprendre les mutations de demain. Nous avons vu dans cette performance d’équilibriste la meilleure façon de ressentir notre état de force et de fragilité, que j’ai déjà mentionné, face aux vertiges auxquels nous sommes confrontés. Elle se tient d’une manière très impressionnante, et en même temps elle est en position de danger car elle est suspendue à 4-5 mètres au-dessus du sol et rien ne la retient. Et nous-mêmes, comme spectateurs, nous sommes suspendus à ses gestes extrêmement lents. Chloé Moglia n’est pas une acrobate classique, elle met en œuvre une pratique radicale, avec une dimension méditative. Elle nous ramène à de la chair, du concret, et devient une métaphore de notre humanité... Mais l’idée n’était donc pas de faire un parallèle entre la manipulation des décors et celle du climat, car nous ne voulions pas nous concentrer sur l’anthropocène, mais justement sur un temps millénaire... Mais c’est vrai que l’on risque de nous poser la question...

YS : Et je vous la pose !
NG : Exactement ! (rires) Évidemment les climato-sceptiques pourront dire tout ce qu’ils veulent - mais de notre côté, en créant cette tension entre le temps long, le deep time, et le temps court d’une vie humaine, nous pointons ces métamorphoses, et, en revers, celles causées par l’homme avec les émissions de CO2 qui ont monté en flèche, les extinctions qui lui sont corrélées, etc. Et certaines d’ailleurs ont pu nous être bénéfiques : à la dernière extinction des dinosaures, c’est la météorite qui faisait douze kilomètres de large qui s’est écrasée au niveau du Mexique qui a permis, en tuant les dinosaures, que nous puissions exister. Car avec de tels prédateurs, nous n’aurions jamais pu nous développer... Il me semble, et je dis cela plutôt comme citoyenne que comme artiste, qu’il y a surtout un souci de communication sur ce que nous sommes en train de changer : ce qui importe, ce n’est pas la planète - la Terre a pu être une sorte de caillou, puis être remplie de glace, et elle était là avant et elle sera là après - mais bien l’écosystème qui nous est propre, grâce auquel nous et toutes les espèces vivantes pouvons vivre. C’est lui qui est extrêmement fragile, et aujourd’hui dans une situation critique. Et avec Anima, c’est cette fragilité que nous cherchons à faire sentir.

YS : C’est cette mince pellicule de la Terre où l’eau, le sol, le sous-sol et le monde du vivant interagissent que les scientifiques appellent la « zone critique ». Vous utilisez de votre côté beaucoup le terme de « paysage » dont Anne Cauquelin a bien montré qu’il était une « invention », une construction via un travail de cadrage et de mise à distance. Dans votre installation-performance, vous revendiquez une dimension immersive : comment avez-vous travaillé cette « plongée » dans le paysage pour le spectateur ? Correspond-elle aussi à l’envie de réanimer le paysage qui est trop souvent pour nous une vision réifiée de la nature ?
MP : L’installation consiste en trois grands écrans qui entourent le public en arc de cercle, et ces écrans vont évoluer de plein de façons différentes - au sein des films eux-mêmes et aussi à travers des choses qui se passent plastiquement sur le plateau - je ne préfère pas trop en dire pour garder quelques surprises ! Cette immersion est aussi sonore car la musique englobe totalement le public. Je pense qu’il faut vraiment percevoir le spectacle comme un tout. Ce que j’aime beaucoup dans l’installation que nous avons faite, c’est que l’on aura différentes perceptions qui vont avoir lieu pendant la représentation en fonction de là où l'on se trouve. Les gens qui sont très près seront juste en dessous de l'acrobate et vont devoir bouger pour avoir une pluralité de visions ; ceux qui sont très loin vont avoir une vision d'ensemble... Cela permet de travailler sur une multiplicité de points de vue. Nous nous étions posé cette question de la déambulation, d'une durée qui ne s'arrêterait pas. Ce sont des problématiques de représentation que l'on a abordées. Mais à un moment, nous nous sommes convaincues qu’en fait nous souhaitions une expérience temporelle commune, et donc créer une communauté éphémère de spectateurs. Pour cela, il faut instituer un espace-temps, et c'est bien ce que permet le théâtre par rapport au dispositif de l’exposition où les regardeurs déambulent à leur guise.
NG : Ce qui est magique au théâtre c’est qu’à un moment donné tout le monde se retrouve à une heure précise dans un lieu donné, pour s’installer les uns à côté des autres, et là nous allons être 170 dans la salle, et on a beau faire le noir et se focaliser sur ce qui se passe sur scène, nous sommes tous partie prenante d'un écosystème, connectés les uns aux autres à la façon de coléoptères pour vivre quelque chose ensemble. Pour moi, avoir cette opportunité de présenter mon travail de cette manière, c'est totalement fabuleux. Je crois que j'ai toujours été frustrée, dans le travail d'arts plastiques, de ne pas pouvoir bénéficier de cette expérience partagée. Là, c'est comme si mes photos, tout mon travail, prenaient une autre ampleur.

YS : Une autre ampleur aussi car les oeuvres exercent d’autant plus, du fait de ce caractère totalisant et immersif, une sorte de fascination. Comment avez-vous abordé cet affect, notamment de ce qu'André Bazin appelait le « complexe de Néron », à savoir le plaisir pris à la destruction ?
NG : C’est vrai que c’est très étrange, cette fascination que l’on peut ressentir à voir un effort humain partir en cendres. Dans notre cas, ce sont des constructions réalisées avec des bouts de ficelles qui ont demandé, on le perçoit, beaucoup d’efforts. Pour nous, ces matériaux et technologies « fragiles » permettaient de relier cet incommensurable temps géologique à l’échelle humaine, à la présence précaire de l’humain face à la force des éléments. Mais comment cela se fait-il qu’on prend plaisir à les voir se détruire, se décomposer ?
Il y a donc toute une série de décors qui brûlent avec le feu, mais la fascination vient aussi du fait que derrière cette destruction un nouveau décor est recréé, d’où l’idée du Phoenix, qui est le titre de mon exposition à Arles. Le feu agit alors aussi bien comme un révélateur que comme un destructeur. Cela fait également écho à la pratique même de la paléoclimatologie là encore, on creuse, on creuse. Il y a toujours quelque chose qu’on peut encore découvrir, toujours de nouvelles strates à révéler.

YS : Diriez-vous alors que cette figure du Phoenix, désignant cette succession de destructions-reconstructions, pourrait être un message d’espoir ?
NG : Je ne sais pas si je suis assez qualifiée pour parler de messages d’espoir (rires) - ni de la cause climatique... mais sur le long terme, ce qu’il faut faire c'est évidemment repenser notre planète, et notamment dans sa globalité, en prenant en considération son histoire à elle. Cela nous permettrait sûrement de voir les choses sous un autre angle, et donc de nous déplacer de notre vision anthropocentrée. La raison pour laquelle la paléoclimatologie est fascinante, c'est parce que cette discipline nous permet de traverser une histoire tellement longue et vertigineuse pour nous ; cela nous remet à notre place en nous décentrant.
MP : Je ne m’aventurerais pas non plus à dire que nous pouvons être porteuses d'espoir, mais en tant qu’artistes, nous pouvons inviter à nous remettre en effet à une juste place et à prendre conscience de notre fragilité. J’ai l'impression que c’est ça qui est vraiment absolument essentiel.

YS : Pour trouver cette juste place, je sais, Maëlle, que vous vous tournez désormais vers les étoiles et le cosmos - une échelle encore plus vaste...
MP : En effet ! Nous allons travailler à partir d'entretiens que j'ai réalisés avec des astrophysiciens, et puis aussi sur les astronautes, le désir d'espace... Pour cela, je vais collaborer avec des circassiennes pour réfléchir au rapport. au vide, au risque, à la verticalité, à l’apesanteur. En réalité, pour moi Anima avec la paléoclimatologie et ce nouveau projet à l’échelle de l’univers sont assez reliés, du fait de cette immensité qui les caractérise, de l’enjeu de la matière, de la reconstruction de l’univers à partir de la matière dans une évolution cyclique qui dépasse totalement l’échelle humaine. J’ai envie de continuer à aborder ces perspectives dans le prochain spectacle. Une autre chose qui me parait résonner avec Anima, ce sont les propos des astronautes quand ils regardent notre planète de loin ils parlent de l’overview effect, ou « l’effet de surplomb ». C’est un choc, une prise de conscience qui se produit pendant un vol spatial lorsque l’on découvre la Terre depuis le cosmos. Elle apparaît comme un fragile point bleu pâle, suspendu dans le vide...

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